Le petit poucet au Yosemite - Sébastien Berthe
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L’automne 2016, Florian Delcoigne, Merlin Didier, Lucas Nyssens et moi avons traversé l’Atlantique pour aller se frotter aux célèbres fissures du Yosemite. Rejoints par d’autres grimpeurs belges et étrangers nous y avons vécu de fameuses aventures verticales ! Voici le récit de certaines d’entre elles.

Il est presque minuit en Californie. Les frontales s’éteignent petit à petit sur El Capitan, l’une des plus grandes faces rocheuses de la planète. Fourbu, je retire mes pieds fatigués de mes chaussons usés par les 20 premières longueurs de « Freerider ».  Après deux longues journées à trainer nos carcasses dans les fissures granitiques du Yosemite, nous avons bien mérité une nuit de repos sur la fameuse vire d’El Cap Spire. Je ravale la corde afin que mes camarades d’aventure puissent me rejoindre, mais soudain, le temps s’arrête !

Je distingue clairement mes deux chaussons prendre la fuite dans le vide… Je les entends rebondir dans les dièdres et les cheminées d’une ligne parallèle à Freerider avant qu’ils ne disparaissent dans les profondeurs  d’El Cap. L’envie de sauter à leur suite est forte. Je jure ; mais pas trop fort pour ne pas réveiller les Slovaques et Américains qui dorment déjà paisiblement à deux mètres de moi. Comment cela a-t-il pu arriver alors que je  les avais prudemment et adroitement posés en équilibre instable et en sécurité sur mon tas de corde à au moins 10 centimètres du vide ? Là c’est dur : j’ai déjà tellement donné à cette voie en réalisant jusque-là toutes les longueurs à vue, alors lui donner mes chaussons, non merci ! En plus, sans chaussons, l’aventure s’arrête là alors que les plus belles longueurs sont à venir. Pourtant je garde l’espoir qu’ils se soient coincés ou enfoncés dans une fissure. Alors que mes compagnons s’installent pour bivouaquer, je scrute la gigantesque cheminée dans laquelle se sont enfuis mes chaussons. J’installe un rappel et descends à mon tour dans les profondeurs de ce monstre de granit. 10m, 20m, 50m, au fil de ma descente, j’ai l’impression de remonter le temps : les vestiges des centaines d’expéditions qui nous ont précédés sont là devant mes yeux.

Je réalise qu’El Cap conserve dans ses entrailles d’innombrables trésors dignes des plus grands musées d’histoire. Détail qui pique le nez : cette cheminée a dû servir de fosse septique à tous les grimpeurs qui ont trainé dans les parages au cours des 50 dernières années.  Entre les boites de conserves rouillées, les vieux mousquetons, et les coinceurs qui viennent d’un autre temps, je guette fébrilement l’apparition d’un chausson moderne untra-courbé Scarpa rouge et jaune. Alors que j’observais un coinceur ayant probablement appartenu à Royal Robbins lors de la première ascension de la voie en 1961, je l’aperçois enfin : mon chausson gauche est là, à 5 mètres de moi bloqué dans une fine fissure. Malheureusement, l’autre reste introuvable. Au bout d’une heure de spéléo et de recherche dans l’urine et la m****, je remonte bredouille armé d’un chausson unique. La malchance des uns peut parfois faire la chance des autres : le lendemain matin Florian, blessé au pied à cause d’une mauvaise chute, décida d’arrêter de grimper et de me léguer ses chaussons pour la suite de la voie. Après quatre jours d’ascension, malgré quelques longueurs qui ne passèrent pas en libre, notre petite équipe arriva au sommet de son premier bigwall.

La « Steck-Salathé » est l’une des voies les plus classiques du Yosemite, voire même d’Amérique. Cette voie de presque 500m se caractérise par une longueur que l’on nomme « the narrow », ce qui signifie « étroit » en Anglais. Autant vous dire que cette longueur porte bien son nom : nous nous retrouvons sous ce couloir vertical large de trente centimètre ! Pour atteindre le relais suivant, il suffit « simplement » de se glisser dans ce petit trou et de ramper verticalement pendant une vingtaine de mètres avec pour seule protection un camalot n°5 que l’on traine à sa suite. De toute façon, dans cette longueur c’est impossible de tomber : on y reste coincé. Le dieu du pierre-pap-ciseaux ayant décidé de mon sort, je m’élance en tête sans savoir que j’allais vivre la demi-heure la plus éprouvante de ma vie.

Le combat commence et rapidement je me rends compte dans quoi je me suis fourré…  C’est tellement étroit que je reste coincé quand mes poumons sont remplis d’air et qu’il me faut expirer à fond pour progresser. Il fait sombre, l’air semble rare, je ne peux plus tourner ma tête et chaque centimètre vers le haut est un supplice. J’utilise tout ce que peux pour sortir de là : mes coudes, genoux, et malléoles font un boulot d’enfer ! Je serre la moindre petite crispette à ma portée. Je souffle, crie, pleure (eh oh faut pas exagérer quand même !). Les histoires et légendes qui tournent au camp IV à propos de cette longueur me reviennent à l’esprit : « il parait qu’un grimpeur y est resté coincé près de 24h avant qu’on vienne le secourir », «Il parait que les secours ont dû couper la jambe de ce grimpeur pour le débloquer», « Il parait que trois personnes sont encore coincées dans cette fissure et y vivent à plein temps »… Et dire que ce matin on en rigolait encore ! Je n’ai qu’une idée : revoir au plus vite la lumière du jour. Au bout de quelques mètres d’ascension à peine, j’ai l’impression d’être resté des heures dans ce tunnel qui semble interminable. A cet instant, mon casque, que j’avais bêtement oublié d’enlever, se retrouve coincé, et ma tête avec lui. Après un moment de détresse, je parviens enfin à m’en débarrasser. Malheureusement je n’arrive pas l’attacher à mon baudrier pour continuer l’ascension : il prend trop de place. Dans un éclair de génie je décide alors de le coincer dans la fissure à côté de moi et de le remonter au fur et à mesure de ma progression. Ce qui devait arriver arriva : alors que j’étais obnubilé par cette sortie de cheminée qui se rapprochait, j’ai heurté mon casque qui pris un aller simple pour le fond de la vallée. Par quel miracle était-il sorti de cette fissure alors que peinais à le déplacer de quelques centimètres ? Quelques heures plus tard nous arrivions au sommet du Sentinel Rock fatigués mais heureux. Je fis la descente avec un sac plus léger que les autres : mon casque ne s’y trouvait pas…

Le portait est dressé : pour quiconque désirait assister à nos aventures yosemitiques de l’Automne dernier, il suffisait, non pas de suivre des petit cailloux blancs, mais la quantité incroyable de matos que je suis parvenu à semer au fil des voies pendant deux mois d’escalade.

Les cailloux blancs se suivent mais ne se ressemblent pas : après les chaussons et le casque, c’est au tour d’un réverso, puis d’un mousqueton. Des friends et même un sac  à magne y passeront.

A chaque délestage, c’est ce sentiment récurent qui me prend : de l’injustice et du refus mêlé à l’envie irrépressible d’agir. Qu’il s’agisse d’un coinceur ou du bouchon de bouteille d’eau remplie, mon cerveau se met à tourner à fond les ballons afin de trouver vainement des solutions qui permettraient d’inverser la gravité et de récupérer le précieux bien qu’elle vient de m’enlever. Pendant ces quelques instants de détresse où je vois ces objets s’éloigner de moi, j’aime penser que ce matos n’est pas encore perdu. A l’instar du chat de Schrödinger qui n’est ni vivant ni mort, je considère ce matériel qui s’envole comme ni en ma possession ni perdu. Soit, il finit souvent perdu…

Le pire aura tout de même été évité pendant mon ascension du Nose en un jour. Alors que je m’élançais avec envie dans le célèbre « Great roof », Nico, mon assureur me crie de m’arrêter et de ne plus bouger. J’obéis surpris et crispé. Il m’informe  alors qu’un des porte-matos de mon baudrier usé est sur  le point de se détacher, et avec lui, une dizaine de friends flambant neufs. L’un des côté avait cédé et l’un des coinceurs était allé rejoindre Nico qui grâce à un beau réflexe ne l’a pas laissé filer plus loin. Délicatement j’ai réussi à récupérer les coinceurs sans casse et j’ai terminé la voie allégé d’un porte-matos.

Ce qui est bien dans tout ça c’est que je ne suis pas le seul petit poucet maladroit sur El Cap ! Pour ceux à qui le père Noël a oublié d’apporter la dernière version du coinceur multi-taille auto repliant et ultraléger, je vous conseille d’aller vous promener au pied de la face le lendemain d’un gros w-e d’affluence, vous serez surpris par la cueillette qu’on peut y faire.

Lorsque sur le célèbre « Rostrum » en compagnie d’Olivier Zintz, je perds un chausson pour la seconde fois du séjour, je jure mais un peu tard, qu’on ne m’y prendrait plus. Le problème c’est qu’en bigwall, à moins de se la jouer à la Alex Honnold, qui, à part son slip et sa vie n’a rien à perdre, on est obligé d’emporter une quantité phénoménale de matériel, et que le matériel, ça tombe…

C’est seulement le dernier jour qu’un ami suisse m’a offert la solution. Il m’a en effet raconté comment il est parvenu à dormir en paix sur la « Siskle ledge » lors de son ascension en plusieurs jours du Nose.  La « Sickle ledge » est le premier bivouac que l’on trouve sur le Nose et est ce que l’on appelle là-bas une « sloppy ledge ».  Comme toutes les vires « sloppy » que l’on trouve sur El Capitan, la sickle ledge semble être aux premiers abords idéale pour une nuit réparatrice : grande, plane, pas de petits cailloux qui s’enfoncent entre deux vertèbres. Ce n’est qu’une fois installé dans notre sac de couchage que l’on comprend mieux le terme « sloppy » indiqué dans le topo : tout y glisse petit à petit. Le matelas glisse sur la vire, le sac de couchage glisse sur le matelas, et l’on glisse dans le sac de couchage. C’est alors parti pour une nuit de danse où toutes les dix minutes il faut se hisser vers le haut de la vire et attendre que le vide t’aie à nouveau attiré vers lui pour remonter. C’est pour arrêter cette fameuse « sloppy dance » que cet ami suisse intervient : arrivé sur la « Sickle ledge » il a posé du scotch double face sur le granit glissant, y a collé son matelas couvert lui aussi de double-face avant d’y poser enfin son sac de couchage et d’y passer la nuit dans les bras de Morphée. C’est en entendant cette histoire que j’ai compris : pour ne pas perdre du matos il suffit de le scotcher !

Une chose est sûre, c’est que je n’ai pas perdu l’envie d’y retourner ! Il en faudra du scotch l’automne prochain…

Voies faites en libre
  • Heart Route, 5.13b – 2nd FA
  • Steck-Salathe, 5.10
  • The Rostrum (North face)

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